Alors que je quitte le pays, je sais déjà que la vie bolivienne et paceña (de La Paz) va me manquer. Entre mélange d’aventures et de réflexions sur le pays et sa politique, je vous laisse découvrir mon récit.
Après quelques dernières heures de bus en Argentine au travers des montagnes colorées de Salta, j’arrive enfin au Nord de ce gigantesque pays, au pied de l’Altiplaneau. De là, la frontière argentino-bolivienne se traverse à pied. Malheureusement, d’après le registre informatique argentin, je ne suis jamais rentré dans leur pays, ce qui m’occasionne quelques minutes d’attente. Mais, avec trois gardes-frontières sur le cas, on m’autorise finalement à partir pour la Bolivie – qui se réfère au libérateur des Amériques du Sud, Simon Bolivar.
Je marche dans la rue les yeux écarquillés : le contraste flagrant avec l’Argentine et le Chili. Même si les gens parlent espagnol, il me semble être revenu en Asie. Le village est animé par les petites étales colorées des vendeurs de rues. Ici, fini le type caucasien commun en Argentine. Au milieu des Quechuas, Aymaras et autres peuplades, je suis un gringo – l’origine ethymologique de cette dénomination est débattue, peut-être « Green, go! » pour s’adresser aux militaires américains en amérique centrale, mais plus probablement dérivé de grec (griego) utilisé comme « c’est du chinois » en français, « hablar griego/gringo ». Les locaux avec leurs habits traditionnels, les Cholitas avec leurs chapeaux de formes propres à chaque région, leurs chargements de riz, de pommes-de-terre et d’autres céréales andines semblent tout droit sortis d’un autre monde. Les marchés locaux, qu’ils soient regroupés dans un des nombreux mercado, ou simplement dispersés dans les rues des villes ou villages boliviens, présentent une variétés de fruits et de légumes de couleurs appétissantes. Les centaines de sortes de pommes-de-terre rappellent aux visiteurs que l’Altiplaneau est le berceau de cette tubercule dont le rapatriement et l’adoption en Europe depuis le XVIème siècle grâce au conquistadors a offert une stabilité alimentaire qui permettra la domination coloniale du Vieux Continent sur le Monde, et qui, plus tard, sera le moteur alimentaire de la révolution industrielle.[1]
La montée un peu rapide en altitude me cause quelques légers maux de têtes, le temps de l’acclimation qui est facilitée par le paracétamol et la mama inala – la coca à mâcher en Quechua. Sa production, vente et consommation, absolument légales en Bolivie font qu’il n’est pas rare de croiser des personnes avec des joues de hamster remplies de ces feuilles contenant à des doses très faible le fameux et illégal alcaloïde dérivé de celles-ci : la cocaïne. La coca est a juste titre utilisée par les locaux depuis plus de 5’000 ans pour ses multiples propriétés pharmacologiques puisque, en plus de la bien connue cocaïne, elle contient plus de quatorze molécules actives dont quelques unes aident effectivement à contrer les effets physiologiques de l’altitude.
Je pars, donc tout d’abord depuis le Sud du pays, à la découverte des lagunes multicolores et du fameux Salar d’Uyuni. Quelle surprise pour moi de voir des flamants roses pataugeant paisiblement dans la Laguna Colorada à 4’300 mètres ! Il faudra que je révise mon éthologie un de ces jours. Les différentes lagunes rouges, vertes, ou bleues doivent leurs couleurs aux minéraux, aux sédiments ou aux sortes d’algues. Ce désert de sel a été formé par la lente transformation géologique et l’évaporation d’un lac préhistorique. D’une superficie d’un quart de la Suisse, il est le plus grand du monde et comporte une richesse incroyable en Lithium dans une très haute concentration parmi ses soixante-quatre milliards de tonnes de sel. Cette manne représentant la moitié du Lithium mondial est actuellement inexploitée par refus du président de partager le marché avec les investisseurs étrangers, alors que la Bolivie ne possède pas la technologie nécessaire pour son extraction. Cette situation profite donc au Chili qui détient lui aussi une grande réserve de ce composant fortement demandé par les pays industrialisés pour les batteries de nos trop nombreux appareils électroniques.
Le Lithium n’est qu’une des nombreuses ressources naturelles disponibles en Bolivie. Mon ascension continue, en effet, vers Potosí, une ville minière perchée à 4’000 mètres d’altitude. Ce fût la plus grande ville du monde avec plus de 200’000 habitants au temps des espagnols pour l’extraction de l’argent présent à profusion dans le Cerro Rico – littéralement, le mont riche – surplombant celle-ci. Cette montagne, culminant à quatorze mètres de plus que le Mont Blanc, est une vraie fourmilière dirigée par le Tio – l’oncle, une des personnification du Diable. Selon la légende locale, les espagnols auraient passé un pacte avec le Diable pour l’exploitation minière sur l’Altiplaneau. Celui-ci aurait eu deux fils, dont un veille actuellement sur la mine de Potosí et auquel les mineurs offrent régulièrement de la coca, des cigarettes, des fœtus de lamas et de l’alcool à 96°. La pureté de l’acool offert au Tio et par procuration sur son phallus à la pachamama – la déesse andine de la Terre-Mère – refléterait la pureté du minerais extrait ensuite. Cette mine entièrement creusée et exploitée par des individus ou des petits groupes dans des conditions de travail difficile est bien loin de toutes considérations de sécurité de l’occident. À l’intérieur, la forte odeur soufrée rend la respiration dans l’air hypobare de ces hautes altitudes encore plus courte. Les galeries pour certaines datant de la fondation de la ville en 1545 par les conquistadors sont partiellement effondrées. Lors de notre visite nous échangeons quelques mots, boissons, sacs de coca avec les mineurs et même quelques pelletées de minerais, exténuantes dans l’air trop rare. J’avoue que cette descente aux enfers est probablement une des aventures la plus dangereuse que j’ai faite durant mon voyage. Après deux heures passées dans les conduits infinis du Cerro Rico à l’éclairage blafard des lampes frontales, le retour à la lumière du jour était des plus attendu. Les mineurs, qui passent de 6 à 12h par jour dans la mine en fonction de l’avancée de leur travaux, peuvent, selon la qualité du minerais, obtenir au environ d’une centaine de francs suisses bruts par semaine. De nos jours, une première transformation est effectuée proche de Potosí, puis le minerais part en train vers le Chili pour la suite du processus, avant de passer en mains occidentales. Alors que, durant la période hispanique, l’argent était raffiné, fondu, laminé et frappé en monnaie directement sur place avant d’être rapporté en Europe. La langue espagnole rend(ait) hommage à la richesse extraite de ce lieu dans son expression « vale un potosí » – valoir une fortune.
Je descends ensuite vers Sucre, la ville blanche. Dans les rues de cette ville universitaire et capitale constitutionnelle de Bolivie, je me sens vieux. En effet, en Bolivie plus de la moitié de la population a moins de vingt ans. La pyramide des âges de ce pays est vraiment triangulaire avec une large base, au contraire de nos pays industrialisés. Je profite de l’endroit pour partir trois jours en trek dans la région de Maragua, particulière pour son cratère dont les origines sont débattues : météorite, volcan, affaissement… Je rentre en ville sur le pont d’un camion avec les locaux. Au début, mon appareil photo en bandoulière m’attire des regards noirs et méfiants. Quelques clichés de la vue et des séquences vidéos en poche (pour mon film de Swiss Explorer), je range celui-ci et sort un petit sac de feuilles de coca que je partage avec mes voisins. Les visages se dérident, les yeux noirs laissent place à des sourires, presque complices.
Quelques jours plus tard, me voilà à La Paz, une ville densément construite dans une vallée de roches sédimentaires. Elle compte avec ses agglomérations voisines presque deux millions d’habitants. Aucune partie du friable coteau n’est épargnée par les maisons rouges brique. Ici, les bâtiments rivalisent avec les cheminées de fée – appelées pyramides, en Valais – dressées par l’érosion. Cette ville offre une diversité et disparité incroyable : le centre et la zone Sud pourrait très bien être part d’une ville occidentale avec ses boutiques de grandes marques, ses restaurants, ses bars et ses centres commerciaux, alors qu’en direction de El Alto – la banlieue supérieur de la cité – les maisons très rudimentaires et les marchés de rue indiquent que la majorité de la population vit avec seulement quelques dollars par jour. La foison de produits frais qui couvre toute la gamme de fruits exotiques et allant jusqu’aux poissons est impressionnante, d’autant plus lorsque l’on considère l’altitude entre 3800 et 4000 mètres à laquelle siège la ville. Bien entendu, cette variété est possible par la proximité, à moins de 50 kilomètres de la jungle et son humidité et de la latitude du pays.
Il est vraiment surprenant que partout dans le pays, on retrouve les même micro-entrepreneurs qu’en Asie : cuisiniers de rue, chauffeurs de bus, mineurs, vendeurs ambulants au stock allant d’une centaine de bolivianos (environ 15 CHF) à des échoppes proposant un plus large spectre de biens. Le système est entièrement similaire à l’Asie : les personnes possèdent un rien (ou l’emprunte) pour lancer un nouveau business, qui est parfois réglé par un groupement (pour les minibus, par exemple), mais il n’y a aucune innovation ou différenciation, probablement trop coûteuses. Ainsi, il est normal de voir dix à vingt échoppes voisines vendre le même lot limité de produits, idem pour les vendeurs de jus de fruits ou d’autres salteñas, panchos ou burgers. Inlassablement, semble-t-il, l’offre se répète, au même prix. Si on considère la société comme un macro-organisme, on voit que les contraintes imposées par le milieu, économique dans ce cas, influence l’évolution vers solutions identiques, mais pas forcément optimales. En effet, aucun de ces auto-entrepreneurs ne bénéficie d’assurances maladies ou d’autres protection de l’État, alors que les conditions de travail sont précaires, surtout, si à côté il y a une autre personne qui fait ou vend exactement la même chose. Au niveau des édifices simplement en briques de terre-cuite orangées, l’histoire est également pareille qu’en Asie : en fonction des économies du propriétaires, la maison aura un ou plusieurs étages, mais avec toujours, le suivant en attente d’être construit. Parfois une pile de briques devant la maison est prête à être posée. Il semblerait que dû à la difficulté d’accéder à un système d’épargne bancaire viable pour ces micro-revenus, la meilleure stratégie de disposer des petits surplus est de construire petit-à-petit plutôt qu’épargner et de construire ensuite.[2]
Le nouveau téléférique pour le transport de masse, que j’ai eu la chance de prendre le jour inauguration, est une excellente idée pour désengorger les routes surchargées de la capitale administrative du pays. La première ligne actuellement ouverte relie La Paz à El Alto en environ dix minutes, trois à quatre fois moins que les mini-bus passant par l’autopista. Deux nouvelles lignes connecteront le centre et la Zone Sud de la citée. On se demande, toutefois, si l’investissement était de première nécessité alors qu’il n’y a aucun système de retraitement des eaux et que nombre d’habitations sur les versants n’ont pas d’accès à l’eau courante. Ce projet est le reflet de l’image que veut se donner Evo Morales, l’actuel président. Partout en Bolivie, ce qui frappe le voyageur c’est le populisme de celui-ci : une vraie icône, omniprésente, martelant son engagement pour chacune des causes possibles, aucune super-star holywoodienne ne bénéficie d’une telle présence médiatique chez nous. Clairement, le pays a subit une r-Evo-lution depuis sa nomination : de forts investissements ont été réalisés dans les infrastructures du pays et dans de nouveaux édifices publiques, mais ceux-ci semble plus ciblés pour en mettre plein la vue aux citoyens que pour couvrir un réel besoin. Bien sûr, on salue le développement et l’amélioration du réseau routier dont seul quelques 3–5% sont pavés, dans l’accés à l’électricité et prochainement au gaz ou l’alphabétisation et le meilleure accès aux soins médicaux. Toutefois, on note que l’argent utilisé provient pour la majorité des entreprises nationalisées dernièrement, principalement dans les hydrocarbures. De source orale, dans deux ou trois ans, l’exploitation actuelle, sans réinvestissements dans de nouvelles sources de profits, est vouée à l’effondrement avec l’épuisement des ressources connues. Au détour des conversations avec les locaux, on m’explique les copinages, exemples à l’appuis, ou encore l’utilisation déraisonnée de l’argent pour l’achat d’un jet destiné à un cheikh arabe. Mais la voix est quand même quasi-unanime, au moins avec monsieur Morales les choses Evo-luent. L’économie en générale semble florissante et prometteuse, mais je pense que le peu de confiance dans la politique nationaliste du pays rebute probablement les investissements étrangers, ce qui a pour effet de plomber la valeur de la monnaie locale. Les prix proches du Népal semblent difficilement croyable lorsque l’on compare les potentiels actuels de ces deux économies.
Bien ancré sur l’Altiplaneau, je n’irai pas voir l’Amazonie, à part une journée pour voir le paysage de la trop fameuse route de la mort. Je profite donc de l’altitude et de la température agréable pour marcher, courir et même nager dans la piscine olympique la plus haute du monde. Celle-ci est probablement aussi la piscine la plus politisée du monde. Elle fût construite en 1977 pour les jeux boliviens et ceux d’amérique du sud de l’année suivante, mais fermera ses portes quelques mois plus tard pour plus de trente ans. Depuis la fin de l’année passé, à grand coup d’investissements, elle a été rouverte par le grand timonier surveillant de son affiche géante dans hall de la piscine les rares nageurs. Résistera-t-elle longtemps à sa prochaine réélection ? Les locaux un peu informés en doutent, mais tentent d’en profiter au mieux.
Profitant de mon acclimation à La Paz, je décide de faire une petite balade jusqu’au sommet du Huayana Potosí à 6088 mètres, mettant ainsi la barre assez haute pour un prochain sommet, surtout dans nos petites Alpes. Il est une heure du matin, d’étranges créatures à six pâtes, trois têtes et autant d’yeux brillants se déplacent en émettant un bruit de vieille mécanique rouillée dans la nuit noire. Ces bizarres insectes paraissent attirés par la lueur des étoiles qui se reflètent sur la neige blanche devant eux. Leur ascension semble continuer droit vers la Voie Lactée. L’air est rare et les étoiles ne scintillent pas ici. Les pas cramponnés dans la neige et la glace se font lourds, alors que délicatement, le Soleil peint l’horizon d’un orange vif. Les créatures avancent péniblement sur la dernière arrête accrochant une de leur patte métallique sur la crête neigeuse et vérifiant à chaque pas la stabilité de leurs pas. Voilà! Après un peu plus de cinq heure trente de marche, le sommet ! Le vent, le froid, la fatigue, l’altitude a endolorit les trois têtes de la cordée, mais la joie d’y être arrivé dérident les visages de l’insecte. Toutefois, l’apparition prochaine du Soleil semble effrayer les créatures qui se remettent rapidement en route ancrant fermement leurs crampons dans la pente raide du sommet pour redescendre.
J’ai trouvé plein de magie en Bolivie, un mélange culturel très intéressant, les échanges auront été aussi plus profonds avec les locaux qu’en Asie puisque que la barrière de langue est tombée. Je quitte le pays le cœur lourd mais ravis et la tête remplie de moments inoubliables ici.
[1] L’Histoirede la pomme-de-terre
[2] The Poor Economics
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